journaldunet.com – Peut-on s’ubériser soi-même ?

Il est beaucoup question d’ubérisation et de transformation digitale pour faire face aux défis posés par les nouveaux entrants aux entreprises existantes. Mais est-ce possible ? Comment procéder ? Quelles sont les questions à se poser ?

Le digital est un fait. Il faut s’adapter avant que les parts de marché, les clients et les revenus ne soient grignotés ou avalés par les nouveaux barbares, des entrants que rien n’arrête. C’est ce processus que décrit le terme d’ubérisation, ayant en à peine un an connu un succès fulgurant car désignant un phénomène qui touche tout le monde et dont tous ont pris conscience.

Les nouveaux acteurs de l’économie sont en effet capables de bousculer en très peu de temps les positions acquises et les modèles économiques existants. Ils obtiennent également des valorisations sans commune mesure avec leur ancienneté, valorisations qui dépassent souvent celles des entreprises en place depuis des années. Toutes les entreprises, ou presque, peuvent être confrontées en à peine dix-huit mois, à de telles situations et voir leurs marchés s’évaporer ou presque. Uber, AirBnB ou encore Booking.com illustrent parfaitement cette évolution, mais des dizaines d’autres, moins médiatiques, se développent sans bruit mais avec ténacité dans tous les secteurs (tourisme, immobilier, finance, santé, construction, services, etc.).

L’idée d’auto-ubérisation a donc germé naturellement : si je pense comme ces pirates économiques, si j’agis comme eux, alors je prends une longueur d’avance et non seulement je préserve mes activités mais je les développe encore plus, voire même je gagne de nouveaux marchés et de nouveaux clients. D’où l’émergence des discours (et d’actions ?) visant à s’ubériser soi-même. Mais est-ce possible et efficace ?

Se transformer ou s’adapter ?

Le terme de “transformation digitale” a vocation à décrire le processus d’auto-ubérisation. Tout comme celui d’ubérisation, il fait couler beaucoup d’encre électronique pour en définir les contours et les modalités. Pourtant, il est porteur -à nos yeux de grande confusion.

L’injonction “transformez-vous” suppose tacitement un changement radical qui impliquerait d’être en capacité de penser et d’agir comme un nouvel entrant. Or, pour la grande majorité des entreprises ceci est tout simplement impossible. En effet, toute entreprise qui existe depuis longtemps, a mis au point des processus et des règles de fonctionnement et développé une culture interne. Son système d’information est aujourd’hui un millefeuille de technologies, d’applications et de solutions mises en place successivement et cet écosystème est difficile à faire évoluer rapidement.

Se transformer radicalement pour devenir le prédateur des disrupteurs  relève dans la majorité de situations à vouloir escalader l’Everest par la face nord. Les équipes internes chargées d’un tel projet sont alors saisies de vertige devant l’ampleur de la tâche et il est aisé à tous ceux qui ne souhaitent pas s’impliquer de retarder ou de freiner la démarche.

Par conséquent, plutôt que de chercher l’inatteignable, il est plus pragmatique de viser l’adaptation digitale. L’adaptation digitale, c’est la définition d’une feuille de route qui organise les initiatives digitales de manière raisonnée, sans remettre fondamentalement en cause (pour commencer) le modèle économique existant, alors que la transformation digitale construit le futur autour d’un modèle repensé et de produits et services entièrement nouveaux. D’ailleurs, la plupart d’initiatives portées par les Chief Digital Officer et récemment relayées en préambule à la Nuit du Directeur Digital relèvent clairement de l’adaptation plutôt que de la transformation. Or, même ces premières initiatives ne sont pas forcément faciles et rapides à déployer.

Et pourtant, même s’adapter n’est pas simple

S’adapter plutôt que de se transformer radicalement, mais s’adapter comment ? L’adaptation demande pour commencer une auto-analyse et un auto-diagnostic sans tabous des faiblesses, discontinuités et irritants de la relation client corrélées avec l’étude approfondie des propositions de valeur de nouveaux entrants dans le secteur d’activités de l’entreprise et dans les secteurs connexes.  Un tel travail n’a rien d’impossible mais reste difficile car il demande une connaissance très large de l’existant digital dans toutes ses déclinaisons et un regard sans complaisance sur soi-même. Il faut être en capacité de faire l’impasse sur l’élément aussi structurant que la culture organisationnelle et managériale de l’entreprise. Or, une entreprise, c’est un ensemble humain doté d’une histoire et d’une mémoire, d’habitudes et pesanteurs organisationnelles qui influent sur la prise de décision. De plus, d’autres facteurs tels que l’organisation interne, la nature des rapports hiérarchiques et les jeux de pouvoir entre les acteurs déterminent les schémas de pensée souvent réifiés et transformés en réflexes qui bloquent les évolutions.

Plus attendues sont les pesanteurs liées à l’héritage du business model et aux écosystèmes qui entourent, en particulier le substrat technologique. Les habitudes de type « on a toujours fait comme ça » conduisent à des automatismes fortement ancrés, difficiles à remettre en cause  et présents à chaque niveau de la hiérarchie du COMEX jusqu’à l’ouvrier, l’opérateur ou le vendeur.

Tous ces faix sont lourds à porter alors que le contexte demande d’aller vite, très vite pour anticiper les prises de position de nouveaux entrants qui ne s’embarrassent pas de détails juridiques, de lourdeurs administratives ou d’habitudes, qui ne sont pas freinés par les jeux de pouvoirs internes ou les habitudes intellectuelles. Ceci explique pourquoi de si nombreuses entreprises ont choisi d’attendre ou de mettre en place des initiatives très modestes avant d’aller plus loin.

Les quatre dimensions de l’adaptation digitale

Aujourd’hui tout le monde devrait n’avoir qu’une seule obsession : le client. Par conséquent, l’adaptation digitale doit déboucher sur l’amélioration de l’existant et la création de nouveaux produits ou services proposant une expérience client addictive. Une relation  client significativement enrichie qui supprime les irritants et sublime l’expérience est, en effet, un levier puissant de développement. La relation client forme l’axe central principal de l’adaptation digitale.

La deuxième dimension est relative aux données. Il s’agit de déterminer comment exploiter au mieux les données détenues au sein de l’entreprise, soit pour en faire bénéficier les clients soit pour améliorer le fonctionnement et la stratégie interne, soit les deux. Cela demande un effort de cartographie pour identifier les gisements de données, leurs producteurs et leurs administrateurs afin d’imaginer les produits d’information à bâtir. Il est important également de penser d’emblée à la gouvernance future de la donnée pour garantir la qualité et l’efficacité du nouvel ensemble.  De plus, la donnée est un point fort des entreprises existantes car elles disposent et des données et des historiques dont elles peuvent tirer parti.

La troisième dimension de l’adaptation, c’est l’organisation de l’innovation : il faut choisir le modèle interne de l’innovation et déterminer les relations avec les start-ups et les innovateurs externes de manière à bâtir un écosystème pérenne et créateur durable de valeur et être en capacité d’infuser l’innovation tant descendante que montante partout dans l’organisation.

La quatrième dimension de l’adaptation, c’est le modèle économique qui sous-tend les initiatives définies plus haut avec pour corollaire le système de pilotage et de suivi de manière à s’assurer du retour sur investissement et de l’efficacité des projets d’adaptation digitale.

Le travail sur ces quatre dimensions – client, données, innovation et valeur – , l’identification des initiatives et la manière de les articuler en un tout cohérent, réaliste et réalisable en un laps de temps bref pour au moins une partie d’entre elles, jette les bases de l’adaptation digitale. Il demande à être concrétisé par  la réalisation très rapide des prototypes pour incarner et tester les idées de manière opérationnelle.

La technologie vient après

Les évolutions technologiques, l’adaptation du système d’information et celle de la DSI sont bien entendu cruciales pour réussir l’adaptation digitale, mais elles doivent être examinées dans un second temps, à l’aune des axes définis précédemment. En fonction des changements envisagés, cette évolution peut en elle-même être porteuse de lourds changements qu’il ne faut pas sous-estimer car on n’acquiert pas une nouvelle façon de travailler ou de nouvelles compétences rapidement.

Il n’y a pas d’adaptation sans changement culturel

Toutes les initiatives d’adaptation digitale impliquent une politique d’acculturation digitale des équipes, du comité de direction à l’agent et un travail sur les éventuelles peurs que cela suscite afin que le digital soit perçu par tous comme une opportunité et non plus comme un danger, une menace ou un concurrent sans foi ni loi. Là aussi, la présentation de propositions et d’approches de nouveaux entrants est un moyen concret pour illustrer les évolutions auxquelles il est impératif de faire face.

Alors, peut-on s’ubériser soi-même ?

Qu’il s’agisse d’un individu ou d’une organisation, il est – en théorie – possible de changer et d’évoluer par la force de la volonté ou porté par un dirigeant visionnaire et charismatique. Il est donc possible de s’auto-ubériser si on a la capacité de remettre fondamentalement en question ses certitudes et paradigmes et de rentrer avec détermination dans des zones d’inconfort pour repenser et rénover le business et les activités.

La réalité est plus prosaïque et nombreux sont ceux qui hésitent à l’orée du monde digital. S’appuyer sur un regard externe permet d’accélérer l’adaptation et le cycle vertueux de la croissance.  Ce regard extérieur permet de balayer toutes les dimensions de l’adaptation digitale : la définition de la trajectoire, la performance du parcours et de l’expérience du client, la valorisation des données pour créer de nouveaux produits et services, le rôle et l’intégration de l’innovation et enfin l’organisation et le pilotage de la performance digitale. Ces cinq axes constituent la pierre angulaire de la trajectoire digitale sur laquelle repose le succès de toutes les initiatives futures.

Par Joanna Pomian, le 20 juillet 2016