TRIBUNE // A force de mettre en place des programmes d’accompagnement très structurés pour les entrepreneurs, ne risque-t-on pas de tuer leur créativité ? C’est ce que craint Philippe Very, professeur de management et Stratégie à EDHEC Business School.
Un bracelet pour suivre sa tension artérielle, un autre pour monter le chauffage dans la maison, une montre qui vous indique le trajet à prendre pour éviter les bouchons et un réveil relié à votre machine à café… Bienvenue dans un monde merveilleux rempli d’objets connectés ! Mais tous ces produits futuristes s’imposeront-ils vraiment dans nos vies ? Rien n’est moins sûr… D’où la question : les entrepreneurs sont-ils vraiment créatifs quand ils développent une énième appli ou bracelet connecté ?
Dans la foulée d’e-Bay et d’Amazon, plus de 200.000 sites de commerce en ligne ont vu le jour en France, et seuls quelques pourcents d’entre eux sont devenus profitables. Les possesseurs de smartphones téléchargent en moyenne 35 applications mobiles parmi les 2 millions disponibles sur Google Play ou Apple Store, et la plupart des téléchargements concernent des applis gratuites. Enfin, si l’offre de bracelets connectés explose en ce moment, les ventes ont toujours du mal à décoller. Parmi tous ces créateurs de sites marchands, d’applis et de bracelets, il y aura peu de gagnants.
Gare à l’isomorphisme
La plupart des entrepreneurs sont en réalité peu créatifs, puisqu’ils se contentent de développer des offres ressemblant à des produits existants. Comment expliquer cette similitude entre les créateurs d’entreprise ? Par l’isomorphisme. L’iso…quoi ? Il s’agit de l’homogénéisation des comportements et modes de pensée, façonnés par le contexte institutionnel.
Dans le champ des startups, les médias, les sociétés de venture capital, l’Etat et ses organes de régulation, mais aussi les incubateurs, accélérateurs ou espaces de coworking influencent les comportements.
Les régulateurs, par exemple, fixent un cadre réglementaire à l’activité d’entreprises comme AirBnB ou Uber ou à la future voiture sans chauffeur, exerçant ainsi une forme d’isomorphisme coercitif. L’isomorphisme peut aussi être de nature mimétique, quand les créateurs veulent imiter le dernier bracelet connecté qui a été encensé par les médias.
Enfin, le troisième type d’homogénéisation, l’isomorphisme normatif, influence les entrepreneurs de façon plus insidieuse. Aujourd’hui le porteur de projet connaît le “bon” chemin à suivre pour créer son entreprise : entrer dans un incubateur ou espace de coworking, suivre la démarche lean start-up ou design thinking, élaborer son business plan, chercher un financement en venture capital adapté à chaque phase du projet, etc. Les créateurs passent par un moule qui influence indéniablement leur comportement et leur logique.
Accompagner, oui… Formater, non !
Voici donc un message pour les acteurs de l’écosystème : il est bon de guider et d’accompagner les entrepreneurs en herbe mais rappelons-nous que le but de cet accompagnement ne consiste pas à appliquer une méthode ou à suivre systématiquement un parcours préétabli.
Les espaces de coworking, incubateurs et autres programmes de soutien à la création doivent rester des facilitateurs pour l’innovateur. Leur légitimité est simplement fondée sur leur capacité à aider des porteurs de projets à transformer une idée nouvelle en un projet économique. Evitons que l’isomorphisme imposé par cet environnement de plus en plus structuré ne tue la créativité, l’originalité et la pensée en dehors des clous. Il y a aujourd’hui autre chose à inventer qu’un énième bracelet connecté.
PHILIPPE VERY – LesEchos.fr – 14/04/2017