Je n’avais jamais bien perçu la proximité entre la Croisette, la rue de Solferino et le Collège de France. Mais voilà que tout s’éclaire, sur fond rouge. La semaine dernière, quarante personnalités de haut vol signaient un « Appel au CAC 40 », demandant qu’un patron ne puisse être rémunéré plus de 100 SMIC par an : parmi eux, le Premier secrétaire du parti au pouvoir ainsi que l’un des plus grands historiens français, Pierre Rosanvallon. Quelques jours plus tard, Ken Loach recevant la palme d’or appelait à un « autre monde », différent de celui des « sociaux-démocrates »pour qui « la première priorité est que le patron fasse des profits ». Que de voix prestigieuses, issues des cercles les plus puissants de la politique, de l’université et de la culture, rassemblées au service d’un même idéal, qu’il faut bien appeler socialiste. Si le XXe siècle n’était pas passé par là, il y aurait de quoi être impressionné.
J’avoue néanmoins être déçu par la timidité de la proposition des 40. Pourquoi 100 SMIC ? A partir du moment où l’on admet que le législateur peut réglementer les rémunérations du secteur privé, pourquoi ne pas profiter pleinement de cette marge de manoeuvre sans équivalent dans le monde et réduire l’écart de salaires dans l’entreprise de 1 à 12, comme l’avaient proposé les Suisses lors d’une votation (rejetée à 65 %) ? Puisque le gouvernement peut, selon les signataires, « trouver les moyens de rendre compatible cette exigence d’un salaire plafond avec notre Constitution », et que l’on peut donc s’asseoir tranquillement sur les principes de l’Etat de droit, pourquoi se contenter d’une règle de proportion forcément grossière, et ne pas fixer démocratiquement le montant des salaires à l’Assemblée nationale ? Surtout, puisque le but avoué est de lutter contre les inégalités, pourquoi se limiter aux dirigeants et ne pas appliquer la même logique à l’ensemble des salariés ? Il suffirait de redéfinir les fiches de poste en fonction d’une grille prévue par l’administration. A la rigueur, l’Etat pourrait même verser directement les salaires, en prélevant l’équivalent de la masse salariale dans le bilan de l’entreprise. Ne serait-ce pas plus simple et plus juste ? A partir du moment où l’on introduit la volonté politique dans la gouvernance de l’entreprise, et où l’on fait intervenir des critères moraux dans le fonctionnement du marché, il faut assumer jusqu’à son terme la logique de la nationalisation. Or, il ne s’agit pas de déterminer si telle ou telle rémunération est « juste » ou non. Il s’agit de comprendre à qui revient la responsabilité de ce jugement. Les signataires de l’appel disent : l’Etat, rêvant d’un contrat social holistique où les décisions du peuple supplanteraient les droits individuels. L’establishment des affaires répond, tout aussi maladroitement : le conseil d’administration, priant que rien ne vienne bouleverser le vase clos dans lequel il barbote plaisamment depuis tant d’années. D’un côté l’économie administrée, de l’autre le capitalisme de connivence.
Car rien n’est moins entrepreneurial qu’un conseil d’administration à la française. Les économistes David Thesmar et Francis Kramarz avaient montré il y a dix ans, dans une étude qui n’a rien perdu de son actualité, que la prévalence au plus haut niveau de réseaux sociaux fermés (grandes écoles, corps d’Etat, cabinets ministériels) expliquaient la sous-performance des grands groupes français. L’endogamie entre administrateurs et dirigeants, voire l’échange de sièges entre les uns et les autres, ne prédispose pas au renouvellement des idées et des hommes. Le confort des jetons de présence ne pousse pas à l’évaluation rationnelle des rémunérations (et encore moins au licenciement du PDG).
Je propose donc une troisième voie, libérale : rendre aux actionnaires la propriété de leur entreprise, en abandonnant la fiction selon laquelle le conseil d’administration serait seul apte à agir dans son « intérêt social », et en inscrivant dans le Code du commerce la compétence de l’assemblée générale des actionnaires en matière de rémunération. Il faut introduire non pas moins de responsabilité, mais plus de marché. En un sens, je suis certain que beaucoup de dirigeants seraient ravis de bénéficier d’une sorte de « salaire maximal garanti », avec la bénédiction de la puissance publique. Soumettons-les plutôt à l’inconfort de la concurrence, et à l’incertitude de la délibération collective.
Gaspard Koenig
Gaspard Koenig est philosophe et président du think tank GénérationLibre.