Les patrons sont-ils trop payés ? Le débat touche tous les pays occidentaux. Il faudra trouver des moyens pour que leur rémunération renforce la solidarité dans l’entreprise, comme le stipule… le code Afep-Medef.
En pleine tempête sur le salaire des patrons, ce sondage aurait dû attirer l’attention. Les trois quarts des sondés trouvent que les PDG touchent trop par rapport au salarié moyen. Près de deux sur trois estiment qu’il faudrait plafonner leur salaire – même les électeurs de droite sont majoritaires à le penser. Et ce plafond ne devrait pas être fixé à cent fois le salaire minimum, comme l’ont proposé récemment quarante personnalités généreuses dans le quotidien « Libération », mais à six fois le salaire moyen de l’entreprise. Petite précision utile pour éviter l’apoplexie des lecteurs dirigeants : ce sondage n’a pas été réalisé en France, ni dans une Europe de l’Est nostalgique du communisme, ni en Corée du Nord… mais aux Etats-Unis. Pour le compte de la première « business school » du pays, celle de Stanford.
La paie des PDG n’est pas une question franco-française. Elle se pose dans tous les pays occidentaux. Carlos Ghosn, PDG de Renault, n’est pas le seul chef d’entreprise à la rémunération remise en cause par les actionnaires. C’est aussi le cas de Bob Dudley, patron de la major pétrolière britannique BP. Ou de l’équipe dirigeante de la grande banque allemande Deutsche Bank. Même Lloyd Blankfein, le boss de la célèbre banque d’affaires américaine Goldman Sachs, a senti passer le vent du boulet la semaine dernière avec un tiers des actionnaires opposés à sa rémunération, pourtant en baisse de 1,4 million de dollars.
Et ce n’est sans doute pas fini. D’autres assemblées générales risquent d’être houleuses dans les prochaines semaines. Les investisseurs s’impatientent. Yngve Slyngstad, qui pilote le fonds souverain norvégien (750 milliards d’euros d’actifs), déclare que « nous devons examiner de près ce qu’est un niveau adéquat de salaire pour un dirigeant ». Chez le gestionnaire d’actifs Aberdeen (près de 400 milliards d’euros sous gestion), on évoque une « perte de confiance » envers certains comités de rémunération, qui élaborent le système de paie des dirigeants au sein des conseils d’administration. Les actionnaires du leader mondial du secteur, l’américain BlackRock (plus de 4.500 milliards de dollars sous gestion), vont se prononcer cette semaine sur une motion qui demande aux gérants du fonds d’intervenir davantage sur le sujet. La question est bien sûr aussi politique. Aux Etats-Unis, le président Barack Obama espère faire passer une loi renforçant l’encadrement de la rémunération des banquiers avant la fin de son mandat. Les candidats qui aspirent à lui succéder promettent de taper sur le salaire des PDG. Bernie Sanders bien sûr, mais également Hillary Clinton et même Donald Trump.
Cette levée de boucliers n’est pas très étonnante. Les salaires des dirigeants se sont envolés depuis trois décennies. La transparence des rémunérations, devenue la norme, a déclenché un alignement par le haut. Les inégalités de revenu et de patrimoine ont beaucoup augmenté dans la foulée, en particulier dans les pays anglo-saxons. Le livre de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle », en est à la fois le révélateur (avec son contenu) et l’indice (par son succès planétaire). Le lien entre la rémunération du dirigeant et l’efficacité de l’entreprise est souvent ténu. Parfois, il semble se faire à l’envers. Une étude récente de la petite banque d’investissement Keefe, Bruyette & Woods montre par exemple en deux graphiques frappants que la rémunération des patrons américains de banque dépend de la taille de leur banque et non de sa performance.
Face à ces mutations, le code Afep-Medef, rédigé en 2013, indique la bonne direction. Il stipule que « la rémunération des dirigeants mandataires sociaux de l’entreprise doit être mesurée, équilibrée, équitable et renforcer la solidarité et la motivation à l’intérieur de l’entreprise. Le souci d’explication et d’équilibre doit également prévaloir à l’égard des actionnaires. Elle doit aussi tenir compte, dans la mesure du possible, des réactions des autres parties prenantes de l‘ entreprise, et de l’opinion en général ». Mais force est de constater, au vu des réactions de ces dernières semaines qui vont bien au-delà de la France, que ces principes ne sont pas devenus une règle générale. L’action n’est pas une option, c’est une nécessité.
Mais comment agir ? Réglons d’abord la question du « say on pay ». A partir du moment où les actionnaires votent contre la politique de rémunération des dirigeants, il est inéluctable que ce rejet s’impose au conseil d’administration. Cela relève du « bon sens », pour reprendre l’expression employée par le patron de Total, Patrick Pouyanné. Le bras d’honneur qu’a fait récemment le conseil de Renault en maintenant la rémunération de Ghosn juste après un vote de refus doit rester une faute isolée. Il ne faut cependant pas être naïf. Les contrats doivent être respectés. Il faudra donc agir en amont, comme le font les actionnaires britanniques en votant la politique de rémunération des trois années à venir.
Au-delà, c’est plus compliqué, en particulier pour le législateur. Dans un monde ouvert, un plafonnement sous une forme ou une autre dans un seul pays serait destructeur pour ce pays – sauf peut-être s’il s’agit des Etats-Unis. Mais il est possible de fixer trois grands axes. D’abord, faire la distinction entre l’entrepreneur bâtisseur d’empire et l’innovateur d’un côté, le gestionnaire et le rentier de l’autre. Les premiers sont rares et peuvent légitimement gagner des montagnes d’argent, pas les seconds. Ensuite, renforcer le conseil d’administration, en particulier pour qu’il ne puisse plus être « capturé » par le chef d’entreprise. Enfin, repousser encore dans le temps les bonus liés à la performance de l’entreprise, pour encourager les stratégies de long terme. L’attribution d’actions devrait être un moyen privilégié. Et pour mieux en faire la pédagogie, pour les faire accepter, il faudra aussi en attribuer aux salariés. Le débat ne fait que commencer.