En privilégiant la vision de long terme et l’intérêt général, le modèle nord-européen des fondations actionnaires a donné naissance à des géants mondiaux comme Lego, Carlsberg ou Novo Nordisk. La France doit s’en inspirer.
Il y a moins de dix ans, le finlandais Nokia dominait le marché de la téléphonie. Son déclin rapide, dans un secteur pourtant en plein essor, est aujourd’hui enseigné dans les écoles de management. Parmi les causes, des effets de structure, mais surtout une stratégie produits dominée par le court terme, un déficit de vision, un encadrement supérieur concentré sur des objectifs immédiats dictés par un actionnariat lui-même rivé sur le cours de l’action. Nous subissons tous la dictature du court terme, c’est vrai pour les individus, les Etats comme les entreprises, mais, pour ces dernières, cela peut être fatal.
Au Danemark, les fleurons de l’industrie (Lego, Novo Nordisk, Maersk, Carlsberg, Velux..) sont mieux protégés des effets du court-termisme par un modèle d’organisation capitalistique original : 54 % des entreprises cotées à la Bourse de Copenhague appartiennent majoritairement à des fondations. Ces fondations actionnaires sont au coeur du modèle économique et redistributif danois. Avec un cinquième de l’emploi privé, 10 % de la richesse nationale, 20 % du budget de recherche et développement danois, elles incarnent un capitalisme stable et de long terme. En effet, les fondations actionnaires protègent le capital des entreprises qu’elles détiennent, puisque celui-ci leur a été transmis de façon irrévocable et inaliénable.
Elles constituent non seulement un écosystème capitalistique performant (Novo Nordisk a été élu entreprise la plus performante par la « Harvard Business Review » cette année), mais elles sont également un levier philanthropique puissant. Elles orientent directement la stratégie des entreprises, décident des investissements et, grâce aux dividendes, financent des causes d’intérêt général. Ainsi, au Danemark, plus de 800 millions d’euros de dons sont consentis chaque année par les fondations actionnaires, pour l’éducation, la recherche, la culture.
Les recherches de la Copenhagen Business School ont confirmé que ce modèle hybride est doublement vertueux : d’une part, la performance économique des entreprises ainsi contrôlées est aussi bonne, voire supérieure, à celles des entreprises capitalistes classiques ; d’autre part, ces fondations protègent l’emploi et permettent de maintenir le patrimoine économique sur le territoire national tout en finançant l’intérêt général. Aujourd’hui, nombre d’ETI ont fait ce choix lors de la transmission de l’entreprise (comme Playmobil, récemment, en Allemagne).
Au-delà du Danemark, qui en a la plus forte concentration, il y a indéniablement un modèle nord-européen des fondations actionnaires à étudier de près : elles sont un millier en Allemagne (dont Bosch, Bertelsmann, Carl Zeiss par exemple), un millier en Norvège, et 50 % de l’économie suédoise appartient à seulement 10 fondations actionnaires (Ericsson, Electrolux, Saab…).
En France, ce modèle de transmission et de gouvernance des entreprises reste largement méconnu. Seuls les groupes La Montagne et Pierre Fabre sont majoritairement détenus par des fondations reconnues d’utilité publique, et quelques pionniers, comme pour le groupe Mérieux ou Sofiprotéol, ont des fondations à leur capital, de façon significative.
Pourtant, les fondations reconnues d’utilité publique (FRUP) actionnaires d’entreprises sont clairement autorisées en France depuis la loi Jacob-Dutreil de 2005, et rien n’empêche un fonds de dotation (structure beaucoup plus souple) de détenir les parts d’une entreprise, à condition – dans les deux cas – que leur mission soit d’intérêt général. Mais de nombreuses contraintes demeurent, et nous avons de cet intérêt général une vision encore trop restreinte.
Des fondations d’intérêt économique, dont la mission première serait la protection de l’emploi, le maintien de l’activité économique et du patrimoine industriel sur le territoire national, la sanctuarisation du capital d’une entreprise française dans une perspective de long terme (ce qui n’est pas reconnu d’intérêt général) et, parallèlement, le soutien à des causes philanthropiques, sont clairement à encourager. Car une fondation sait parfaitement gérer une entreprise, si elle a des administrateurs compétents, et poursuivre à la fois des missions d’intérêt général.
Plus simple que la FRUP et plus contraignant que le fonds de dotation, un tel statut pourrait séduire nombre d’actionnaires familiaux à l’heure de la transmission de leur entreprise (700.000 entreprises familiales devraient être transmises dans les quinze prochaines années en France). Il pourrait également attirer une nouvelle génération d’entrepreneurs qui ne se reconnaît plus dans la dichotomie dépassée « lucratif-non lucratif », et recherche des modèles hybrides.
Ne nous privons pas d’inventer une nouvelle voie, conciliant capitalisme et promotion du bien commun.
Virginie Seghers et François Zimeray
Virginie Seghers , est présidente de Prophil ; François Zimeray est ambassadeur de France au Danemark.
A noter : la première conférence sur les fondations actionnaires aura lieu le 20 septembre au ministère de l’Economie et des Finances.